L'Europe c'est Babel

"Le Temps stratégique" N° 42, déc. 1992

Grande enquête sur quatre langues européennes: le français désincarné, l'anglais charnel et bruyant, l'allemand tellurique, l'espagnol qui piétine sur place...

Par Henri Van Lier

 

LE FRANÇAIS

Je commencerai mon enquête par le français, dans lequel cet article est écrit. C'est se jeter sur le plus difficile. Car autant on remarque les bizarreries des langues étrangères, autant on est aveugle et sourd à celles de sa langue propre. L'originalité ne ressort que par comparaison; ce qui vient ici au début figurerait aussi bien à la fin. A chacun de parcourir ces paysages selon son humeur.

Les langages sont consanguins des cultures. A ce propos, je parlerai de consonances, et pas de résonances, pour bien marquer qu'il ne s'agit pas d'un engendrement de la culture par la langue, mais de causalités réciproques.

Le français, du moins celui d'oïl, est exceptionnellement égal. Il forme une pellicule transparente entre le locuteur et ce dont il parle. Mais aussi entre le locuteur et celui à qui il parle, voire entre le locuteur et lui-même. Cela va jusqu'à une certaine désincarnation. Tout concourt à cet effet.

LE FRANÇAIS

Langue lisse, transparente, désincarnée par excellence

L'accent mis régulièrement sur la dernière syllabe du groupe phonétique (qui peut comprendre plusieurs mots) donne à l'énoncé une allure calmement décidée. En même temps, les syllabes sont toutes prononcées avec des longueurs et des impacts à peu près égaux, ce qui exclut les variations de rythme et d'intensité locales. Les à-coups dans l'égalité des syllabes (gouvern'ment) trahissent les locuteurs étrangers même experts. Cette transparence a exclu les consonnes trop bruitées, telles les vraies aspirées (les différents "h" arabes), les vraies gutturales ("ch" ou "g" néerlandais), ou les sons détournés comme le "the" anglais. Les mots trop longs ("communautarisation") détonnent. En plus de quelques fluctuations de hauteurs, et des déplacements d'accents vers la première syllabe, un des rares moyens d'insistance est la stridence, par exemple dans la prononciation du mot "injustice", prédestiné à ce renforcement des hautes fréquences par la suite "è" nasal, "ü", "iss".

Assurément, l'égalité de cette moquette verbale répugne à la prononciation correcte des noms étrangers, qui sont tous francisés, en particulier par l'accent sur la dernière syllabe. Leur intrusion fait obscène, car elle provoque presque toujours une entrée du bruit du corps ou du monde dans l'incorporéité générale. "Je vais y arriver", s'excuse le présentateur lorsqu'il essaie de nommer un club anglais ou néerlandais. Il est rare qu'un locuteur français se mettant brusquement à parler vraiment l'anglais ou le néerlandais ne provoque pas un moment de malaise.

Beaucoup de mots désignent fort bien des parties d'objets (merlon, douve), des outils (gouge, varlope), et les actions ainsi développées (vriller, forer), grâce à quoi l'environnement se stabilise en substances ayant secondairement, accidentellement, des qualités. Dans le même esprit, on trouve beaucoup de substantifs désignant des idées générales, fréquemment juridiques ("liberté, égalité, fraternité"), mais aussi abstraitement physiques ("ayant subi une rotation"). Etant donné l'incorporéité de mise, les mots analogiques, comme "hop", "Vlan", "bof", sont rares et réputés vulgaires, car ils viennent troubler l'égalité de la diction et de l'idéation par le mime du corps vocal, voire du corps entier. C'est même tout le vocabulaire descriptif de mouvements concrets qui est pauvre comparé à celui d'autres langues, en particulier de l'anglais. Du reste, c'est d'une façon habituelle que le français a pratiqué la limitation du lexique depuis le début du XVIIe siècle. La tragédie racinienne est fondée sur l'étroitesse pathétique du vocabulaire, à l'inverse de celle de Shakespeare.

Dans cette abstraction délimitante, les classes de mots sont très distinctes, et un mot dans une classe n'engendre pas automatiquement son correspondant dans une autre: pas de "concrétude" pour "concret"; pas de "planéité" ni de "plainement" pour "plainness" et "plainly". Les modes aussi se distinguent fermement. A l'indicatif s'opposent un conditionnel et un subjonctif, dont l'imparfait et le plus-que-parfait ajoutent aux déclarations générales l'appui de leurs "que" et le planement évasif de leurs "asse", "isse", "usse".

Enfin, nous en arrivons à un choix crucial. Beaucoup de langues mettent canoniquement les déterminants (épithète, complément déterminatif) avant le déterminé: "a black table, my brothers book"; on peut même croire que c'est là le mécanisme syntaxique minimal, puisqu'on fait ainsi l'économie d'une préposition ("de") et qu'on voit directement que le déterminant concerne le déterminé, et ne se relie pas à ce qui le suit. Or, le locuteur français fait l'inverse, il met canoniquement le déterminant après le déterminé: "la table noire, le livre de mon frère". C'est que pour lui l'environnement est organisé en substances (ou en idées quasi substantifiées) avec leurs accidents. Il faut donc que, sauf intention particulière, le déterminé vienne avant (c'est lui l'essentiel), et que le déterminant le suive (c'est lui l'accidentel).

L'accord grammatical intervient partout, en nombre, en genre, jusqu'au participe passé. C'est qu'il renforce la dépendance à l'égard des substances organisatrices ("la petite table que j'ai cirée"), mais surtout l'énoncé entier apparaît ainsi plein, suffisant, comme une bonne forme, dont tous les éléments sont de vraies parties intégrantes (intégrantes du tout), avec le minimum de bruit de fond.

Les phrases sont souvent reliées par des adverbes du type "par conséquent", "en effet", "néanmoins", qui les organisent en alinéas eux-mêmes consistants et intégraux, Et le passage d'un alinéa à l'autre suppose des transitions, qui absorbent une bonne part de l'effort rédactionnel. Un chapitre bien rédigé rappelle son thème principal à intervalles réguliers par ce que l'on a parfois appelé des agrafes. Le baccalauréat comporte une dissertation mettant en oeuvre ces exigences.

Honnies les rimes intérieures et les répétitions de mots, qui dans ce tissu égal créeraient une insistance, seulement tolérée à des fins oratoires ou lyriques. L'obligation de varier les termes a pour conséquence tantôt les antithèses, tantôt les pesées subtiles entre vocables proches. Cela peut compliquer la rédaction et surtout la traduction de l'information scientifique, qui préfère les mêmes mots pour les mêmes choses, mais du coup fait fleurir le discours moral, nourri de la nuance, et parfois féconde la généralisation théorique en l'incitant à explorer d'autres termes. Dans la vie courante, la variabilité verbale fait pulluler le jeu de mots ("Fils de pub", "le parti prix"). L'étymologie est peu présente au locuteur, sauf chez certains écrivains. Outre que le latin, dont viennent beaucoup de mots français, a des étymologies souvent obscures, l'épaisseur sémantique ostensible compromettrait le lissage et la transparence de l'expression.

Le goût de la stabilité est tel qu'on parle d'ordinaire comme on écrit, jusqu'à faire les liaisons de l'écrit (vers "z" eux). Bien plus, on s'en tient aux expressions usitées. Ce qui n'a pas été dit ou écrit est suspect; et d'ouvrir le Littré pour vérifier si l'expression s'y trouve. Aussi, les citations sont-elles valorisées comme des signes de culture, et être cultivé revient presque à faire régulièrement des citations: "comme disait Jaurès", "comme l'a bien souligné Montesquieu". Peu de néologismes, peu d'emprunts étrangers, l'Académie y veille depuis les environs de 1630, et le locuteur français est coté par les linguistes comme un des plus sévères au monde sur ce que Chomsky appelle la compétence linguistique.

Les étrangers aiment à dire que les locuteurs français sont superficiels. La remarque est malveillante si on entend qu'ils ne vont pas au fond des choses. Elle est pertinente si elle signale que, même quand ils parlent de jazz, de folie ou de dérives, ils sont bien forcés de ramener tout à la pellicule mince, continue, transparente, formellement globalisante et intégrante qu'est le langage français.

LE FRANÇAIS

Langue des gens sûrs d'eux: "Je vais être très clair", disent-ils

Tout cela fait un locuteur sûr de soi, ayant le sentiment de voir clair dans sa pensée, et de pouvoir l'exprimer adéquatement: "Je vais être très clair", "Vous m'avez mal compris", "Vous m'avez mal lu". S'adressant à des auditeurs également transparents, ce locuteur a une morale déclarée. Il a des opinions politiques qui se présentent elles-mêmes comme des morales, tranchant une droite et une gauche. Il sait ce qu'est le goût et le bon goût. Les actions humaines sont saisies comme des "conduites", (cent vingt lignes chez Littré) plutôt que comme des "comportements" (cinq lignes chez Littré). Chaque individu a l'obligation de tout savoir et, dans certains milieux, d'avoir tout lu. Le pouvoir est centralisé. S'il est vrai qu'on parle comme on écrit, le droit a fortiori est écrit. Ce fut la fortune internationale du Code Napoléon.

Dans les nouvelles du jour, l'information, le commentaire et l'opinion sont peu ou pas séparés, puisque chacun est invité par sa langue à penser quelque chose de tout. Il semble oiseux de s'étendre sur les arguments des adversaires, sinon pour montrer leur ridicule. Les présentateurs des journaux télévisés assurent des transitions entre les thèmes, en sorte que le journal entier est orchestré, accordé comme une "phrase" ou un alinéa français, ce qui ne se retrouve dans les journaux télévisés d'aucune autre langue.

Naturellement, la littérature est abondante et très diversifiée (comme les consonnes, les voyelles orales et nasales dans la phonétique). Pour les mêmes raisons, elle est aussi constamment moraliste. Tout est matière à discours. L'intelligentsia, qui se justifie par la tâche de maintenir la citation, jouit d'un prestige inconnu ailleurs. Il existe un beau style, dit épuré. Peu de pratique de l'humour, mais un usage intensif de l'ironie et de la gouaille, puisque chacun croit y voir clair. On remarquera à quel point toutes ces pratiques sont entretenues par l'obligation de ne pas répéter les mots, et de jouer subtilement avec des presque synonymes.

La philosophie de Descartes a mué en une vision du monde universelle ces caractères langagiers. Il y a un bon sens (et pas seulement au sens commun, un "common sense"), ce bon sens est la chose du monde la mieux partagée, chacun pense en être suffisamment pourvu, il y a des idées claires et distinctes, la perfection existe, et l'idée de parfait contient même son existence, C'est Dieu, lequel a le bon sens (ou le bon goût), bien que sa volonté soit infinie, d'agir selon les voies les plus directes, les plus transparentes. La logique est immédiate, globale, et tient tout entière dans la saisie visuelle de proportions équivalentes: A/B=C/D=M/N, sans plus.

LE FRANÇAIS

Langue de la perfection formelle, de l'abstraction, du centralisme enfin

Ce langage, comme tous les autres, favorise certaines performances techniques, politiques, économiques, et il en défavorise d'autres. Retenons quelques exemples un peu au hasard et sommairement, en laissant le soin des compléments et des nuances au lecteur.

Consonnent en effet avec cette structure et ce fantasme langagiers une cartographie et une signalisation routière les meilleures du monde, dignes de la ponctuation écrite. En imprimerie, le Garamond et le Didot. Des déclarations assez abstraites pour conquérir une partie de la planète, comme la Déclaration des droits de l'homme, ou encore pour servir à clarifier (à "mettre à plat") certaines négociations internationales (Jean Monnet). Le goût des grands desseins: Concorde, Ariane, Eurêka, Superphénix, SophiaAntipolis. Un mensuel scientifique, La Recherche, dont les capacités synthétiques sont inégalées, et qui suffit à assurer l'honneur d'un pays. Une éducation précoce des enfants facilitée par la phonie claire, qui en fait vite de petits adultes. Une exigence générale d'excellence, dont le minimum est définissable nationalement, dans un baccalauréat. Les handicapés physiques et mentaux de même que les attardés scolaires perçus comme des fausses notes. Les Prix Nobel sacrés conducteurs des peuples.

De même, une vestimentation rendant le corps évident et intégré, comme la sentence, et créant par là une mode amiable, Coco Chanel. Une cuisine de sauces, aussi accordante que l'accord du participe passé. Une guillotine excellant dans des exécutions lisses et parfaitement disjonctives ("Tout condamné à mort aura la tête tranchée" a suscité l'admiration conjointe de Stendhal et de Claudel).

Des jardins dits "à la française", qui rangent, taillent, émondent les croissances et dépérissements sauvages de la nature, et disposent les chemins boisés comme des discours. Une musique classique rare, et en tout cas peu fuguée (Rameau, Debussy), transparente jusque dans les effets de timbres (Ravel). Peu de choeurs populaires.

L'impressionnisme, qui est le moment pictural français, est sans doute la peinture la plus surfacière jamais produite. Il se continue aujourd'hui dans la lumière irradiante frontale de la télévision, où s'est créé, outre des journaux parlés de très haute qualité imagétique et rythmique, un "French touch" publicitaire universellement vendu, dont l'indicatif des journaux de TFI reste le parangon. Corrélativement, une difficulté presque invincible à comprendre que le cinéma n'est pas du théâtre moral filmé, mais un jeu de mouvances photoniques latérales multidimensionnelles. Du reste, dans la télévision chatoyante, pas de ces " talk shows", ni de ces débats et reportages où interviennent Monsieur ou Madame Tout-le-Monde, et qui remplissent les écrans d'autres langues, anglais, italiens, mais aussi ceux du français périphérique, canadiens, belges, suisses, etc. Seulement de "grands échiquiers ".

Tout langage, en raison de sa cohérence, produit cependant des formations réactionnelles. C'est ici l'abondance des jeux de mots gaulois, tenant peut-être à ce que le locuteur parle d'autant plus de "ça" que son langage ne parle pas " ça ", à moins d'altérer la voix (soupirs nymphomanes de la publicité). De même, depuis les Contes de La Fontaine, les incessantes allusions dites "d'esprit" tiennent sans doute au besoin de compatibiliser la crudité des choses avec le lissé de l'expression. La pornographie haute couture de Roberte ce soir de Klossowski, comme le déglingué cousu main de Céline, ne sont concevables qu'en français et à cause du français. La minauderie aussi est un phénomène plus présent que dans les autres aires de langages. On peut penser que par l'obliquité de la pose et de la diction elle permet de faire affleurer quelque peu le corps tout en l'éludant.

 

   

 
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