L'Europe c'est Babel

"Le Temps stratégique" N° 42, déc. 1992

Grande enquête sur quatre langues européennes: le français désincarné, l'anglais charnel et bruyant, l'allemand tellurique, l'espagnol qui piétine sur place...

Par Henri Van Lier

 

L'ALLEMAND

Les mots allemands ne sont pas de simples parties intégrantes de la phrase, comme en français, ni de simples bouffées musicales, comme en anglais. Ce sont des cavernes bourrées de trésors ou d'explosifs, ou mieux des blocs d'énergies élémentaires tellement ramassées et enfouies qu'elles frôlent l'éruption. Ils sont "heimlich", c'est-à-dire qu'ils appartiennent au "Heim", à un domicile qui est en même temps un secret, une retraite par-dessous. Il faut les écouter attentivement, "lauschen", d'une façon qui soit également "heimlich", de haut en bas, en fouille. On doit donc attendre que le dispositif langagier favorise les insistances, et pour cela les ralentissements et les fragmentations presque cahotantes.

Les retardements commencent avec la phonie. Sont fréquentes les consonnes doubles ou triples: "erst", "Herbst"; de même que ces consonnes simples à implosion et explosion successives qu'on appelle des affriquées: "Pferd", "Kampf", "Strumpf", ou la célèbre rime de Goethe: "Gipfeln", "Wipfeln". Bien plus, les voyelles doubles des langues germaniques sont souvent ici du type "aï", "oï", encore sonorisées par la consonne suivante confirmant la résonance lointaine et descendante: "ein", "Rhein", "Freud", "Freund", "Feuer". A quoi s'ajoute la diction soufflée de certaines consonnes, mais aussi le "Knacklaut" (explosive), bref coincement glottal avant l'émission phonétique. Du coup, comme en français, et à l'inverse de l'anglais, les syllabes ont à peu près la même longueur et sont prononcées fermement. Sans quoi se perdraient leurs retournements, cahotements internes.

Les substantifs, les adjectifs et les articles se déclinent selon des cas multiples, comme en russe, et pas résiduellement comme en anglais, ce qui ajoute à leur poids. Il arrive même que leur radical varie sensiblement, "Mutter" (mère), "Mütter" (mères), ce qui leur confère un écho interne. "Die Mütter! Mütter! 's klingt so wunderlich" [quel son merveilleux], s'exclame Goethe dans le second Faust. D'autre part, les racines sont censées être si riches que, par exemple, "erkenn" (connaître) peut apparaître dans le verbe "erkennen", dans le verbe substantivé "das Erkennen", dans trois substantifs verbaux à nuances subtiles: "Erkenntnis", "Erkennung", "Erkenntlichkeit".

Les mots déjà si lourds se composent encore entre eux, cohabitent dans des tensions d'autant plus vives qu'ils demeurent intacts. En particulier, l'adjonction des terminaisons préserve généralement les radicaux: "-keit" s'ajoute à "Ewig", et "-heit" à "Gott" sans les altérer. En sorte que "Ewig-keit" est entendu comme "Eternel-ité", et "Gott-heit" comme "Dieu-ité", alors qu'en français "éternité" et "divinité", ou même "déité", ont un rapport beaucoup plus évasif à leur thème. La chimie ou l'alchimie verbale ainsi produite est parfois innocente, comme dans "Zahn-rein-ig-ungs-mittel", moyen de nettoyage des dents" pour dire "dentifrice". Mais elle crée aussi souvent des mixtes détonants. Revenons à "Heim", dont les dérivés occupent plusieurs colonnes dans les dictionnaires. Il donne "Heimat" (pays natal), déjà chargé. Mais aussi les composés "Heimatkunde", "Heimathafen", "Heimatdorf", "Heimatland", plus chargés encore. Par l'addition du possessif "mein", la densité affective de "mein Heimatland" devient énorme.

Des préfixes plus ou moins détachables expriment (et donc suscitent) des mouvements physiques et psychiques, comme en anglais et du reste dans toutes les langues germaniques. Mais ici, selon la résonance en profondeur, les mouvements évoqués viennent s'appliquer à des mots déjà intenses. Accouplé à "heben" (soulever), le "Auf-" de la fameuse "Aufhebung" hégélienne évoque à la fois un soulèvement, un enlèvement, une suspension, une élévation, une substitution, une assomption, le relais, etc. La "Ver-nei-nung" de Freud et la "Ver-wand-lung" de Kafka sont plus qu'une dénégation et une métamorphose. "Er-" signale des opérations qui sont à la fois actives et passives, comme l'expérience vécue ("Er-leben", "Er-fahren"), la reconnaissance ("Er-kennen"), et surtout l'éducation ("Er-ziehen"), dont la désignation latine et française signale seulement qu'il s'agit de conduire l'enfant ("ducer") hors de quelque chose ("ex").

Dans la syntaxe, l'inversion du sujet et du verbe, et surtout le rejet du verbe à la fin de la subordonnée, donc aussi l'attente parfois longue de la décision du verbe (va-t-on dire que tout ce qui précède est affirmé ou nié construit ou détruit?), renforcent la structuration gigogne, l'étagement en profondeur, la disponibilité plus ou moins catastrophique à des événements ou des retournements en suspens.

La déclinaison en cas multiples intensifie le mot et habite la sentence de forces en tensions.

Nietzsche interroge: "Wohin kam die Träne meinem Auge?": vers quoi ("wohin") est venue ("kam") la larme ("Träne") pour mon œil ("meinem Auge", datif). Il y a là deux mouvements, où la traduction: "Que sont devenus les pleurs de mes yeux?", sauve "Wohin kam", mais pas le datif "meinem Auge", devenu un simple déterminatif de "Träne", alors qu'il s'agit d'une relation tangentielle. La structure de certaines phrases allemandes fait ainsi penser à la tectonique des plaques terrestres, où des éléments se jouxtant de façon tantôt dérivante tantôt frontale provoquent des soulèvements et des effondrements terribles.

Jusqu'à hier l'écriture gothique répercuta dans les textes cette germination grouillante, ces retournements sur soi; et le quotidien Frankfurter Allgemeine, qui se qualifie éloquemment "Zeitung für Deutschland", la maintient encore pour quelques titres à la une. Du reste, même dans la graphie actuelle, les substantifs et les verbes substantivés demeurent majusculés, ce qui conforte leur poids. Rien que par sa majuscule, "das Denken" dans un texte de Heidegger pèse plus lourd que "le penser", et surtout que "la pensée", dans la traduction française. Articulant ces concentrations et frictions successives, la ponctuation est puissante, parfois jusqu'à l'encombrement. C'est sans doute le verbe "klingen", le "sonner" de la cloche lourd, lointain, double, impur, archaïque, qui marque le mieux l'étonnement à la fois ravi effrayé du locuteur allemand devant les mystères de cette sonorité, cette sémantique, cette syntaxe abyssales. Nous l'avons rencontré chez Goethe: "'s klingt so wunderlich"; il était déjà chez Mozart: "Das klinget so herrlich, das klinget so schön" [cela sonne si magnifique, cela sonne si beau]. La flûte enchantée, ou plutôt enchantante, Die Zauberflöte, fondatrice de l'opéra allemand, et qui en épuise les possibilités, est pour finir la langue allemande elle-même.

L'ALLEMAND

La terre, l'air, le feu, l'eau, saisis dans leurs conflits primordiaux

Ce langage est celui d'un monde d'éléments: terre, eau, air, feu, saisis dans leurs conflits permanents et primordiaux. C'est eux, comme "Anfangsgründe", comme fondement du commencement, qui sont l'origine des formes qu'ils défont en même temps qu'ils les engendrent.

Philosophiquement, ces éléments sont si archaïques, si grouillants, qu'ils ne sauraient être les substances cartésiennes, ni les qualités sensibles anglaises. Ce sont les possibles, dans leurs terribles jeux. C'est pourquoi, au détour de ce Siècle, la langue allemande a été l'humus obligé de la phénoménologie, c'est-à-dire du dévoilement de couches sémantiques en apparition émerveillante, depuis l'essence illuminatrice. Et, en même temps, l'humus obligé de la psychanalyse, écoute des poussées occultes vers un fond, puis à partir d'un fond: "Triebe", "Verdrängung", "Verneinung", "Verschiebung" [instincts, refoulement, inclination, décalage], autant de termes qui désignent les mouvements des mots allemands à l'intérieur de la phrase, mais aussi à l'intérieur d'eux-mêmes.

Assurément, l'Absolu ici ne saurait être l'Etre parfait de Descartes, ni non plus le Boojum de Carroll. C'est l'Englobant, "das Umgreiffende", dont parle Jaspers. Du même coup, avant la psychanalyse et la phénoménologie, ce fut, dans cette aire de langage, un siècle et demi de philosophie de l'histoire, des langues, des cultures et des civilisations, depuis Herder, Humboldt, jusqu'à Spengler. Les quatre monèmes puissants de "Alter-tums-wissen-schaft", la science de l'antiquité, ont sonné haut à travers tout le XIXe siècle. Le dictionnaire étymiologique de la langue russe qui fait toujours autorité fut édité à Heidelberg. Aujourd'hui encore, les encyclopédies allemandes, conçues pour un "Fachmann" [le spécialiste] se plaisant à la pullulation grouillante du détail, contrastent avec le jardin à l'anglaise (évolutionniste) d'Encyclopaedia Britannica, comme aussi avec le jardin français d'Encyclopaedia Universalis, qui conjoint la vue synthétique et l'article d'auteur.

Beethoven considéra la musique comme "une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie". C'est que la structure et le fantasme déflagrants de l'allemand se réalisèrent au mieux dans l'"allemande", dans l'épaisseur de la fugue, dans le redoublement de la note de l'aria, chez Bach, projetant d'approcher dans les Variations Goldberg jusqu'à la pensée divine. Dans le son vrillé en profondeur et le phrasé contrarié, chez Mozart. Dans le devenir sonore à partir du bruit, chez Beethoven. Dans le décalage harmonique continu entre les deux mains, chez Schumann. Dans la fusion lointaine de l'origine chez Wagner. Partout avec cette volonté de variations ("Variationen"), voire de transformations (Veränderungen, op. 120), que les philosophes disaient dialectiques.

La peinture devait être réduite, tout en travaillant également à attiser des éléments en conflits ou en condensations déflagrantes, non sans effets chromo, à travers les rétorsions du Crucifié de Grünewald, les bannières grouillantes de Altdorfer, les appas tordus de Cranach, les tensions psychiques et graphiques des réformateurs de Dürer, sans compter les éclaboussures des expressionnistes du début de ce siècle.

La densité est si grande qu'elle ne laisse guère place à la distance de l'humour. Ni non plus à l'érotisme tempéré. La sexualité est déflagrante comme le reste: Hannah Schygulla n'est pas Catherine Deneuve. Au théâtre, le Kaspar de Peter Handke et le comique de Didi montrent la même frayeur devant la dynamique infernale du langage et du monde. L'image télévisuelle et photographique est d'ordinaire frontale, arrêtée, d'une extrême compacité graphique et colorée. Dans les moeurs, c'est la volonté de maintenir à la fois la discipline et la grossièreté, à la chinoise. Une cuisine aigre-douce, 'sauer-süsse'. Une ouverture à tous les possibles moraux qui fait penser à l'indifférence et à la disponibilité indiennes. Dialectique militante de la société chez Marx, dialectique militante de la nature chez Engels, conception cataclysmique de l'écologie chez beaucoup de Verts contemporains. Politiquement, pas de centralisme français, ni de royauté symbolique anglaise, mais, sous le vol de l'aigle noir du Reich millénaire et flottant, et à côté de la Realpolitik d'ensemble, une politique locale exprimant la vitalité de Länder multiples, chacun étant un mélange compact d'éléments premiers et lointains, non sans patois et dialectes. En contraste avec le souci urbanistique français, globalisateur, des agglomérations plutôt que de vraies villes.

 

 

   

 
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